Joël Echevarria - Directeur Général des Services de la Toulouse School of Economics

13 octobre 2016
Joël Echevarria
‘‘ La fracture numérique n'est plus un problème d'accès au support mais de capacité à utiliser les outils : c'est ainsi le niveau d'éducation de l'usager qui fait l'intérêt d'un moteur de recherche. ’’

Vous googlelisez-vous souvent ?

Il m’est en effet assez souvent arrivé de rechercher mon nom sur Google, mais je n’en éprouve plus le besoin : je suis plus zen comme cela ! Je dois reconnaître que j’éprouvais une certaine excitation à attendre les retombées sur Google suite à la publication d’un article de blog ou après avoir donné une interview… Avec quelques mauvaises surprises. Il est toujours dommageable de réaliser que ses propos peuvent parfois être déformés par un journaliste qui, sûr de son pouvoir, aura toujours le dernier mot sur l’interviewé.

Si j’écris sur mon blog, c’est pour assoir ma crédibilité et diffuser mon expertise au plus grand nombre, journalistes, collègues, blogueurs. C’est ainsi que je suis devenu un « bon client » de la presse. Je regrette cependant que les journalistes cherchent avant tout le sensationnel – même les journalistes économiques – et ne prennent plus le temps de creuser leur sujet et de diversifier les points de vue. Je ne vois pas trop comment éviter dans ce contexte que mes propos ne soient travestis par un journaliste souhaitant avant tout faire un coup de com’.

Votre première fois sur internet ?

Je venais de prendre mon poste à l’ESEC Barcelona et je devais gérer les programmes de formation à distance par email. C’était donc une fonction purement utilitaire, mais j’ai très vite été grisé par la facilité d’accès à l’information. Google n’existait pas encore et je devais passer par des méta-moteurs qui indexaient les contenus de moteurs de recherche moins performants. C’était aussi l’époque de mon premier PC portable ; je me connectais à l’hôtel sur une prise téléphonique pour accéder au web.

Pour l’anecdote, j’exerçais en 1988 dans l’agroalimentaire. Je me souviens que les commerciaux qui faisaient des relevés de prix dans les linéaires devaient ensuite aller dans une cabine téléphonique pour transmettre leurs données au siège par fréquence vocale via le combiné. Vu la complexité de la procédure, aucun ne le faisait. Internet a du bon !

Un site ?

Midi-olympique.fr, Rugbyrama.fr et Lequipe.fr évidemment ! Plus sérieusement, je suis un grand fan d’Elpais.com et de son application mobile. Les journaux espagnols se sont approprié plus rapidement la culture numérique que leurs homologues français. Pour exemple, El Pais a été un des premiers journaux à faire du push d’informations sur mobile. Ce qui explique cela, de mon point de vue, c’est le goût prononcé des espagnols, et des catalans en particulier, pour le design, le graphisme et l’écrit, aussi bien sur le fond que la forme. En France, nous voyons bien que les médias d’information se sont convertis tardivement au numérique. Les distributeurs, le syndicat du livre et la politique fiscale des gouvernements successifs ont joué un rôle « d’amortisseur » qui a longtemps figé l’évolution des journaux. Sans ces freins, les espagnols ont très rapidement adopté une logique multicanale industrielle, là où les française cherchaient à créer des chefs d’œuvre isolés. On retrouve cette logique dans l’architecture où les français pensent au geste architectural avant la fonction. La créativité espagnole tend au contraire à une recherche architecturale utile, comme à Bilbao, dont la ville s’est redynamisée autour d’un projet de renouvellement urbain global et fonctionnel.

Un outil ?

On me reproche à juste titre d’être esclave de mon smartphone, sur lequel je consulte très souvent Facebook. Mon usage du réseau social est quotidien, 30 minutes matins et soirs minimum. J’ai instrumentalisé Facebook pour en faire ma tribune personnelle : j’ai adopté une démarche d’éditorialisation de mon profil en ayant la naïveté de croire que mes points de vue ne seront lus que par mes followers ! Je trouve un côté ludique et facile à nourrir des échanges de fond sur la religion, la philosophie ou la politique avec une vingtaine de personnes. Et ces débats me font souvent voir les choses différemment.

Facebook est certes attaqué sur son côté superficiel et sur sa politique de collecte des données. Mais un outil reste un outil : l’usager en fait ce qu’il en veut. Facebook me permet d’échanger, de débattre, de comprendre des opinions et plus simplement de rester en contact avec des amis que l’on ne voit que deux fois par an. Sans Facebook, je ne penserais plus à appeler certaines personnes, et je finirais par perdre contact avec elles.

Facebook apporte finalement un vrai service à ses usagers. Pour paraphraser Jean Tirole, si c’est gratuit, vous êtes le produit. On doit accepter cette situation si on souhaite garder le service gratuit.

Un projet, un acteur, un exemple à suivre ?

Xavier Niel pour ce qu’il est arrivé à faire avec Free et 42, son école dédiée aux métiers du numérique. Je souhaite cependant souligner que je ne suis pas naïf ; il y a une grosse part de storytelling autour du personnage.

Avec Free, Niel n’avait pas les moyens de faire ce qu’il proposait, alors qui a profité des investissements des autres opérateurs. Avec le recul, on peut estimer que sa percée sur le marché de l’internet est bluffante et, s’il n’est pas le roi du numérique, il est au moins le roi de la communication.

J’apprécie aussi son approche du marché de l’information et de la presse. Il entre dans un nouveau domaine et le réinvente en cassant les codes.

Même logique pour la formation. Il a senti que les nouvelles générations étaient moins sensibles aux formations classiques diplômantes et a accompagné le mouvement en cassant les codes de l’enseignement technique. Les filières de formation traditionnelles sont liées aux cycles de l’informatique. On a besoin d’ingénieurs, on forme des ingénieurs. Mais à la sortie, le marché n’en a plus besoin car il est passé à un autre cycle. En étant plus réactif aux besoins ponctuels des entreprises, Xavier Niel a trouvé le chaînon manquant dans le système éducatif français.

Ce que vous détestez sur internet ?

Les profils anonymes qui permettent de tout dire et tout faire… Je suis surpris et choqué de voir dans les commentaires (au passage, souvent plus intéressants que les articles auxquels ils réfèrent) ce déferlement hallucinant de violence et de haine uniquement permis par l’anonymat. Ces réactions peuvent être disproportionnées par rapport à la réalité. Mais ce qui apparaît devient progressivement la réalité. Quel système permettrait de bloquer ces débordements, en particulier sur Facebook et Twitter ? Personnellement, je me fais souvent insulter pour mes opinions et j’essaie de rester ouvert au débat jusqu’au bout. J’arrive même à désamorcer certaines situations tendues ! Si je n’y arrive pas, ou si je me fais insulter sur le fond de mes opinions, je prends le parti de bloquer les profils.

Contribuez-vous personnellement à internet ?

Mis à part Facebook comme je l’ai expliqué, j’apporte ma petite contribution professionnelle à la réflexion sur l’enseignement supérieur et la recherche sur mon blog et sur Twitter. Très indirectement, j’ai aussi contribué à une charte du numérique avec la Toulouse School of Economics, au sein de la chaire numérique Jean-Jacques Laffont créée en 2015. Il s’agissait de proposer une approche éco-systémique de la façon dont la digitalisation nous impacte dans tous les domaines de la vie. La première contribution de la chaire a été d’analyser l’impact du numérique sur la culture, en particulier les problématiques de droits d’auteurs. Nos modèles économiques vont indubitablement changer et nos chercheurs travaillent sur la façon d’orienter les décideurs sur les modèles de taxation les plus justes.

L’Internet de demain, vous le voyez comment ?

J’imagine un web sans outils ni interfaces. Dans un premier temps, les interfaces vont évoluer comme nous le voyons dans le photovoltaïque où les fenêtres deviennent panneaux : tout deviendra écran jusqu’à ce que les outils d’accès à internet disparaissent progressivement.

Cela va-t-il créer plus de fracture numérique dans les pays émergents ? Je ne le pense pas. Regardez encore une fois ce qui se passe sur le marché des énergies renouvelables : l’électricité arrive partout, sans nécessairement faire appel à d’importantes infrastructures physiques. La fracture numérique n’est plus un problème de support mais de capacité à utiliser les outils. C’est le niveau d’éducation de l’usager qui fait l’intérêt d’un moteur de recherche. Lutter contre la fracture numérique passe donc par la façon dont on permet à l’usager de s’approprier Internet et ses usages.

A mon grand étonnement, on considère à tort que les jeunes connaissent très bien le net. En effet, ils se sont rapidement approprié les usages, mais ils n’ont aucune culture technique car ils n’ont pas eu, comme la génération précédente, besoin de bases informatiques pour accéder aux outils numériques. Le système éducatif a omis de leur donner les clés de compréhension du numérique, et c’est ici que Xavier Niel a raison avec ses formations.

Cependant, il est vain de nous projeter dans l’avenir du net. La nature trouve facilement des solutions aux contraintes de l’évolution, mais il est plus difficile pour l’homme de composer avec les règles d’un nouvel environnement. Ainsi, la notion de privauté n’est pas la même pour nos enfants que pour nous. Est-elle pour autant moins légitime que la nôtre ? Je pense que le cadre législatif actuel n’est pas adapté à cette évolution. On le voit bien pour les droits d’auteurs avec la musique. Mais je ne désespère pas de la nature humaine. Tenez, si la musique se vend moins, les gens assistent à davantage de concerts !

Quel métier du web conseilleriez-vous à votre fils ou à votre fille ?

À vrai dire, ce n’est pas dans les métiers du web que je trouve les gens les plus épanouis… Oublions un peu la technique pour la technique. Je préfèrerais au contraire qu’ils intègrent le numérique à leur métier pour sublimer une marque, une cause, etc. Je trouve ainsi passionnant d’être capable de trouver la bonne réponse à une problématique client en rendant le web utile.

3 conseils que vous donneriez à un directeur marketing ?

1/ Vous êtes moins important que vous ne le pensez : vous n’êtes qu’à la mise en œuvre d’outils au service d’une stratégie fondée sur la vision des dirigeants et des actionnaires.

2/ Vous êtes plus important que vous ne le pensez : votre pouvoir au sein de votre entreprise, c’est d’être la seule interface entre le produit ou le service et le client. Plutôt que de chercher à faire de la stratégie (ou payer une agence à le faire pour vous), remontez aux fonctions stratégiques les bonnes informations issues de votre connaissance approfondie les besoins de vos clients et de vos prospects.

3/ « Benchmarkez » en permanence ! Il est prétentieux de penser que, dans votre coin, vous détenez les bonnes réponses. Vos problèmes, d’autres les ont déjà résolus, alors immergez-vous dans votre marché, sortez, allez voir le monde.

A propos de Joël Echevarria :
Joël Echevarria travaille dans l’enseignement supérieur et la recherche depuis 20 ans : après avoir été Directeur de ESEC Barcelona et membre de l’équipe de direction de TBS, il est, depuis 2011, Directeur Général des Services de la Toulouse School of Economics. Auparavant il a travaillé dans le conseil et dans le secteur agroalimentaire. Ancien VP de La Mêlée et ex-membre de l’équipe du TEDx Toulouse, il est blogueur sur Educpros-L’Etudiant et organisateur/animateur de conférences économiques. Il est par ailleurs Président d’une importante association de soins et de services à la personne (350 salariés) et il a fondé en 2013 La Compagnie Riquet, think-tank de réflexion citoyenne sur la Ville.

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *